Grèce - iles Ionienes
Mardi 21
De Corfou à Paxos, il y a 41 miles à parcourir.
Au matin quand la mer est chaude et la terre plus froide, la brise de montagne pousse Petit Gris hors de l'anse dans laquelle il dormait depuis 2 jours.
En passant le cap, il serre le vent au sud pour longer par l'ouest la plus grande des îles Ionnienes. Après une journée de pétole, la mer est presque plate, Petit Gris file presque 5 noeuds avec une petite brise.
Un café est servi, puis le barreur se retrouve seul sur le pont. Un oeil sur les pennons, un oeil sur le cap, le troisième sur la vitesse.
L'exercice est monotone, quasi hypnotique et les aléas du clapot installe une douce routine. Dans le cockpit, le silence est total. L'un dort, l'autre lit. Le rêve de l'un, la fiction de l'autre rejoignent et se fondent avec la méditation du barreur...
Le requin est marteau, la langouste prend sa rouste, le poulpe bat sa coulpe, le dauphin est chafouin, le calamar se marre alors la baleine a de la peine...
Cette chanson pour enfants semble sortir des haubans. Elle réveille le barreur. Un micro sommeil vraisemblablement. Le cap est toujours bon. Le pennons sont parfaits, la vitesse correcte. Mais en regardant la côte, il s'aperçoit qu'il a dormi au moins une dizaine de minutes...
Dans le cockpit, toujours silencieux, personne ne s'est plaint ni du cap ni de la vitesse. Le barreur s'interroge. Corfusément le doute s'installe. A t il vraiment dormi ou a t il l'illusion qu'il a dormi ? Mystère.
Aurait il pu, à l'instar des dauphins, des cigognes ou peut-être des hirondelles, mettre 90% de son cerveau en sommeil et diriger le bateau tout en dormant, aussi bien (sinon mieux) vers son objectif ?
Cette dernière hypothèse lui parait la plus probable mais il préfère ne pas la partager avec ses compagnons de crainte de passer pour un illuminé.
Pourtant l'intelligence collective des dauphins et de plusieures espèces d'oiseaux migrateurs est assez bien documentée. Un animal en état de veille dirigereait le groupe plus ou moins endormi connecté au leader. Cette connexion fonctionerait un peu comme une liaison bluetooh.
L'inflation récente des technologies de l'information perturberait d'ailleurs la cohésion des groupes de ces espèces. Ainsi cigognes, pélicans, colverts et autres volatilles ayant perdu leur groupe sont bien embarrassés pour continuer leur route.
L'hypothèse du barreur, fondée sur cette analogie se heurte à quelques délicates inerrogations.
Si le barreur a pu barrer en dormant une dizaine de minutes, qui était l'être, plus ou moins éveillé, a qui il serait connecté?
Si cet être existe, est humain, animal ou alors une entité plus globale?
Si cet être existe, est ce forcément dans notre présent, ou dans un espace temps plus ouvert?
Et si cette connexion fonctionne, on peut le supposer, par l'intermédiaire du rêve, quelle est la fonction de la chanson enfantine qui vient en mémoire du barreur quand il se réveille?
Reflexion faite, il serait peu prudent de partager toutes ces interrogations...
Mercredi 22
Être dinosaure ensemble.
Le Mouillage à Paxos est saturé de plaisanciers. Au réveil, Petit Gris fuit cette concentration d'eau souillée. Le bain du matin se prendra au large où la mer est propre et le vent est quasi nul.
Quand nous barbotons dans l'eau fraîche tirés par un bout, quelques bateaux sortent aussi de l'anse mais poursuivent tous au moteur.
Dans un silence bienfaisant, Petit Gris glisse ensuite sur l'onde lisse code D déployé. Dans le carré, est diffusé un concert de petits bruits hydrauliques très doux dont la mélodie souligne l'harmonie de cette progression. La vitesse ne dépasse guère 2 noeuds.
Naguère les "voileux" étaient fiers de couper leur moteur dès la sortie du port. De faire à la voile quelque soit la force du vent. A la voile, on sait quand on part mais jamais quand on arrive...Mais les temps changent!
Aujourd'hui, trainer sur l'eau sans toucher au moteur, avec un vent quasi nul, fait figure de dinosaure. Mais quel bonheur d'être dinosaure ensemble!
De quoi se nourrit ce plaisir partagé de ralentir le temps et l'espace ? De chercher en apparence une anti performance ? D'être pas (ou moins) dépendant d'une énergie fossile ?
Peut on distinguer sans trop d'ambiguité, les plaisanciers des voileux dinosaures indépendamment de leur relation au moteur?
Le dinosaure peut passer une semaine ou deux sans aller dans un port. C'est à dire sans prendre de douche ni aller au bistrot. Le plaisancier ne le peut pas. Par conséquence le plaisancier est plus propre sur lui que le dinosaure qui reste aussi plus longtemps coupé de la civilisation.
Et à nouveau par conséquence, sa conversation, son état d'esprit, que dis je son âme... se distinguent assez facilement de celle et celui du plaisancier.
Mais je ne me sens ni capble ni autorisé à tracer une frontière stricte entre ces deux populations. D'autant que pour une part très majoritaire, je suis un irrascible dinosaure, une petite voix de plaisancier minoritaire sussure parfois à mon oreille : qu'est ce tu fous dans ce rafiot en pleine pétole, tu serais mieux au bistrot... Doncc si vous avez des arguments sur cette question n'hésitez pas à en faire part.
Le rythme lent et envoûtant de la seule force du vent réveille un espace intérieur apaisant. Les petits bruits hydrauliquesIl en révèle aussi des parties plus sombres. Nous fait découvrir nos zones secrètes, insoupçonnées depuis la terre.
Emporter avec soi sur les flots son habitation témoigne aussi d'une confiance dans nos capacités à épouser la mer pour le meilleur et pour le pire. A braver les pires intempéries autant que les longues accalmies, ensemble en équipage. Et toujours écouter individuellement le moral de ses compagnons pour renforcer la joie du groupe.
Outre les manœuvres, la nourriture et sa préparation, les jeux, les discussions, la baignade, les galégades et les chansons rythment les interactions de l'équipage.
En definitive, il faut être tout à la fois un peu fou et extrêmement éveillé pour partir ensemble en mer, en dinosaure.
Jeudi 23
C'est Ici, dans le golfe d'Ambracique, que l'ottoman Barberousse défit le génois dans une navale bataille en 1538.
La cicatrice de cette défaite reste inscrite dans ses eaux poissonneuses et dans le cœur des pêcheurs.
Dorades et crevettes dominent sous le regard des pélicans, tortues et colvert de passage, aigrettes, cormorans et mouettes à demeure.
Les pêcheurs tolèrent les oiseaux qui prélèvent la ressource à la hauteur de leur subsistance, mais n'apprécient guère les dauphins noirs qui viennent faire razzia sur leurs filets et libérer leurs cousins les poissons bien au-delà de leur besoin en nourriture.
Pour se nourrir le dauphin se débrouille très bien tout seul. Inutile pour lui de détruire les filets du pêcheur. Alors pourquoi le dauphin saccage-t-il les filets qui emprisonnent les poissons?
Le pêcheur a sa petite idée. Une idée mal intentionnée, nourrie par un ressentiment voire une colère sourde.
Le pêcheur prête au dauphin une intention qu'il n'a peut-être pas. Puisqu'on dit qu'il lui prête une intention, on peut supposer qu'il faudra la lui rendre. Au pêcheur. Mais comment s'y prendre ? Il ne le sait pas. Le dauphin !
Mais qu'est-ce qu'une intention? Grossièrement un motif d'action précédant l'action. Et que se passe-t-il quand je prête une intention? Je suppose ou je suppute pour un autre la pensée qui a motivé son action. Mais en lui prêtant cette intention qu'elle est la mienne ? D'intention?
Au jeu des intentions prêtées, on s'y perd vite...
Plaçons nous, entre deux miroirs presque parallèles mais pas tout à fait.
Dans le jeu des intentions, tout se passe comme si je regarde l'autre dans ce premier miroir qui me prête aussi une intention et ainsi de suite.
Je te prête, tu me prêtes,... Une intention. Je te tiens, tu me tiens,... Par la
barbichette! L'affaire est complexe et quasiment inextricable.
Le pêcheur (et bien d'autres...) devraient éviter de prêter des intentions à
quiconque. Surtout à des êtres qui ne pourront jamais la leur rendre, commeles dauphins.
Alors serait-il plus juste de dire 'donner' une intention? Le dauphin pourrait-il se la garder son intention? Et le pêcheur n'y penserait-il plus? Même si ses filets sont endommagés? On ne sait pas mais on en doute un peu.
On préférera donc continuer à dire prêter une intention et éviter de le faire. En se rappelant qu'entre le dire et le faire, au milieu il y a la mer
Samedi 25
Le marin contemporain utilise, sur tablette ou smartphone, des applications gérant les données géographiques et prévisions météo. Après avoir renseigné les caractéristiques de son bateau, l'algorithme propose, suivant l'heure de départ, des routes supposées optimales pour relier un mouillage à un autre.
Les points de départ et d'arrivée étant définis, chaque soir, les membres de l'équipage, chacun à sa manière, fait sa route optimale en fonction des diverses applications météo et du choix de l'heure de départ.
Ensuite une discussion s'impose en confrontant les résultats obtenus. Cette discussion est parfois brève, parfois plus longue mais toujours animée. Le consensus est long et rarement sans discussion.
Une fois le départ donné plus personne ne discute, l'équipage s'affaire à tenir les performances du modèle. Il arrive que le navire réel soit devant le navire virtuel. Surtout au début, rarement à mi chemin, presque jamais amais au final.
Une seule chose est sûre dans cet océan d'aléas prévisionnistes : les raisons invoquées pour expliquer la supériorité du modèle, ne seront jamais l'habileté des marins.
Elles seront pléthoriques et reflètent la formidable créativité de l'esprit humain à se justifier. Citons pour exemple: la météo réelle n'est pas à la hauteur de celle attendue, une panne intempestive de régulateur a fait un erreur de cap ou encore les caractéristiques du navire virtuel serait trop différentes de celles du navire réel.
Sans être considérable mon expérience en mer me permet d'estimer le pourcentage à ajouter au temps de parcours proposé par le modèle pour connaître le temps réel de parcours. Ce pourcentage est à minima 30% et ... l'infini au cas où le bateau fait naufrage.
Aujourd'hui ce sera arrivée à Vathy sur l'ile d'Ithaque à 19h précise, mouillage au fond de la baie dans un vent assez fort qui nous incite à nous déplacer dans un renfoncement du début de la baie mieux abrité. On mouille par 4m de fond à 10m du bord.
Dimanche 26 - Ithaque
Raymond Devos nous dit que son chien c'est vraiment quelqu'un! Il le trouve impressionnant. Il pense qu' il ne lui manque que la parole... Puis un silence s'installe dans la salle, un doute s'immisce dans son esprit (et par conséquence dans le nôtre), alors il s'interroge laconiquement : Quoique...?
Raymond nous confie ensuite (en aparté) qu'il arrive que son chien lui parle.
Ou même prenne la parole à sa place face à des personnes qu'ils rencontrent ensemble dans la rue. Raymond est troublé car ce que son chien dit, semble venir d'une partie de lui qui lui est inaccessible. Un autre lui-même se permettrait, par l'intermédiaire du chien, d'énoncer à voix haute ce qu'il n'ose se dire tout bas. Ce serait une chose impensée. Un impensable... Oui Raymond, ton chien c'est vraiment quelqu'un !
Le chien d'Ulysse est un peu différent. Quand après un long voyage, Ulysse rentre enfin à Ithaque, personne ne le reconnait, sauf son chien. Les esprits étroits penseront que c'est son sens olfactif qui lui permet cela. C'est une hypothèse qui me parait très insuffisante.
Homère vise plus haut, plus large, il nous parle du temps qui passe et de la conscience du temps qui passe et de celui qui ne passe pas. Celle du chien d'Ulysse comparée à celle de celles et ceux qui auraient pu (ou du) le reconnaître.
Imaginons le temps comme un liquide plus ou moins dense, visqueux, proche de l'évaporation ou de la condensation, voire du solide. Le temps se ferait ruisseau, cascade, rivière, mer, océan , vapeur, glace, nuages, pluie, neige...
L'humain et le chien aurait une capacité bien différente à percevoir les évolutions de ce liquide.
Pour Homère les aventures de l'Odyssée d'Ulysse représentent les transformations les plus spectaculaires et les plus profondes envisageables à cette époque. Ulysse a conscience que son vécu n'a pas changé que son apparence. C'est son être intérieur qui est autre. Il est donc tout à fait 'normal' qu'il ne soit pas reconnu à son retour par les humains.
Mais son chien possèderait par nature, une conscience du temps quicomprend ou intègre le vécu exceptionnel d'Ulysse. On peut même imaginer qu'il n'a jamais cessé d'être en connexion avec lui.
Ce n'est qu'une hypothèse. Énoncée peut être pour passer le temps quand nous voguions en douceur sur la mer Ionienne en approche d'Ithaque avec le spi qui s'étale clair et pur dans le ciel d'azur juste, juste après le canal où des bateaux hors de prix vus en nombre manifestant l'invasion touristique qui créera bientôt plus de dégâts que toutes les migrations climatiques en préparation. Mais ce n'est encore bien sûr qu'une hypothèse...
Le destin
Parmi les occupations les plus interactives sur un bateau, le jeu de carte dusoir, à quai ou au mouillage, stimule chez chacun de nous nos capacités de mémoire à court terme, de tactique, éventuellement de stratégie et surtout notre expérience.
Par ailleurs, le jeu met le marin au contact de sa principale problématique quotidienne: les aléas.
Il ne s'agit plus de la carte côtière ou hauturière pour accompagner le bateau d'un point à un autre mais de la carte à jouer qui permet de confronter sa mémoire, son habileté, sa chance, son intelligence et son expérience à celles de ses équipiers.
De tous ces paramètres (qui ne sont pas indépendants), la chance est le plus difficile à cerner. Celui sur lequel on peut dire, en toute bonne foi, le plus de bêtises.
Quel que soit le jeu, à la fin, il y a un seul gagnant et des perdants.
Quand ils gagnent, certains disent qu'ils ont bien joué et quand ils perdent, qu'ils n'ont pas eu de chance. Pour d'autres c'est l'inverse. Quand ils gagnent, ils ont eu de la chance et quand ils perdent qu'ils ont mal joué.
La perception de la notion de chance se nourrit de sa propre substance : l'aléa. Rien de plus aléatoire que cette perception.
Si par hasard, tu croises le vent…
Dans l'Odyssée, Homère relate une succession d'aléas qui façonne à Ulysse un destin exceptionnel. Tout d'abord par la diversité de ces aléas, leur dangerosité et la longueur de son errance. Ulysse a par ailleurs une formidable capacité d'endurance et d'acceptation face aux innombrables "coup du sort" qui retardent son retour à Ithaque. Sa patience semble infinie.
Il ne doute jamais qu'à la fin du jeu, il sera en position de gagner. Mais la malice d'Homère fait qu'il ne gagne pas tout à fait. Enfin pas comme Ulysse pensait pouvoir gagner...
Ce soir nous jouons aux cartes à Ithaque comme Ulysse a enduré son Odyssée. La partie se termine donc très tard. La bouteille de grappa est vide depuis le déclin de la lune, il ne reste plus que de la bière et c'est heureux pour nos estomacs.
Au petit jour, le moment délicat approche, celui de mettre un terme au jeu. Il n'y aura qu'un seul Ulysse. Il faudra pour les autres accepter la défaite avec autant de panache que le vainqueur exprimera son humilité sans faux semblant.
A Ithaque, en hommage à Ulysse, gagner avec humilité et perdre avecpanache est de rigueur.
En hommage à Bobie la pointe
T'as voulu voir Ithaque.
Et t'avais gros le trac!
En commençant ta traque
T'as pris de belles claques.
La pétole t'as rendu fol
La houle t'as fait maboul.
T'as parlé au grand vent,
Très si doucement,
Que t'as perdu le Nord
Et t'as viré de bord
Une centaine de fois
Jusqu'à perdre la foi.
Se perdre dans le brouillard
Rêver dans le coltard
Tu as perdu ton cap
Oublié une étape
Dormir à tire d'ailes
Bonjour, les hirondelles,
Après bien des galères
T'as perdu cette guerre.
Non ! Pas celle d'Homère,
Celle de Pénélope
Qui tisse pour un pope
Les fils bleus du Ciel
Avec ceux des sirènes.
Par un drôle de hasard
Pour ainsi dire bizarre,
T'as trouvé belle Ithaque
Qui a rendu hommage
A ton trop grand bel âge,
Sans mettre le feu au lac.
Ta quête acquittée
T'as quitté ton Ithaque!
Ton bateau sur le dos
Comme un frêle escargot
Le tango sur les flots
Le roulis dans les os.
Et t'as joué aux cartes
En bousculant ta flemme
T'as tenté le grand schlem.
En sortant le grand art
La chance venue à toi
T'es devenu le roi.
Mais fais pas trop le crac,
Ou je fouille ton sac…
Au combo, le sais-tu?
Les dames nous protègent
Le neuf tourne manège
Mais le dix rouge te tue.
Lundi 27 - Vers Messolonghi : notre port d'attache
35 miles à courir, malgré toutes nos prières et nos sacrifices aux Dieux, le dieu Pétole aura aujourd'hui le dernier mot. Mais nos vaillants amis, encore galvanisés par les exploits d'Ulysse, ne s'avouent par vaincus aussi facilement. Car il y a par ci par là de petits souffle d'air que notre léger code D cueille avec délicatesse, l'art consiste à surveiller attentivement le plan d'eau , à détecter au loin les faibles ombres projetées sur la surface de l'eau et à se placer sur la trajectoire de ces esprits volatiles.
La route est moins longue vers Messolonghi que ne fût celle d'Ulysse sous le soleil Grec et en absence de vent, car pour nous autres, dynosaures du XXI siècle, c'est le dieu Decibel qui s'impose accompagné par le vacarme de son moteur à combustible fossile.
L'arrivée à Messolonghi se fait en remontant un chenal de 2 miles, il faut rester au milieu du chenal artificiel car ailleurs il n'y a pas d'eau .
On arrive au fond du chenal dans un petit lac interieur où cohabitent les bateaux de plaisances et quelques bateaux de pêche. Pour petit gris, aujourd'hui ce sera quelques jours au ponton de la marina le temps de de refaire les pleins, puis il ira poser son ancre dans la zone de mouillage non loin de là.